Sommes-nous prêts à confier nos données médicales à l’État pour toujours ? (Dr Arnout Van Den Kieboom)

Le Dr Arnout Van Den Kieboom observe que nous avons accepté un système reposant sur l’idée que ceux qui détiennent l’autorité l’exerceraient toujours de manière juste. Quinze ans plus tard, il estime que ce n’était pas une naïveté mais une erreur historique. Les données médicales valent plus que l’or, et pourtant nous continuons à les traiter comme de simples informations neutres.

2008. Barack Obama s’apprêtait à devenir président des États-Unis, l’iPhone n’était encore qu’un gadget pour passionnés de technologie, et Facebook servait surtout à retrouver d’anciens camarades de lycée. Cette même année naissait l’e-Health, projet ambitieux où l’État belge se posait en garant fiable de l’accès à nos données médicales. Officiellement, ces données ne sont pas stockées par lui, mais il en organise l’accessibilité — ce qui revient pratiquement au même. Une « tierce partie de confiance », selon le jargon.

Dix-sept ans plus tard, la réalité n’a plus grand-chose à voir avec 2008.

La naïveté de la confiance

Le concept était à la fois noble et pragmatique : centraliser, protéger et rendre accessibles les données médicales de tous les Belges. Enfin des dossiers patients complets, la fin des examens redondants, des soins plus fluides. Une belle promesse, et en partie une réussite.

Mais une question cruciale fut laissée de côté : dans quelle mesure peut-on réellement faire confiance à un État pour gérer, pendant des décennies, l’accès aux informations les plus intimes de ses citoyens ?

En 2008, la démocratie semblait une évidence. Les régimes autoritaires appartenaient aux livres d’histoire ou à des contrées lointaines. La mondialisation paraissait irréversible, la liberté, naturelle. Cette innocence paraît aujourd’hui presque irréelle.

Or, autour de nous, les démocraties se polarisent, s’érodent. Ce qui paraissait impensable devient envisageable. Une administration fiable aujourd’hui peut ne plus l’être demain. Et elle détient virtuellement un trésor qui aurait fait saliver n’importe quelle police politique : les dossiers médicaux complets de chaque citoyen, avec leurs troubles psychiques, leurs addictions, leurs prédispositions génétiques, leur statut vaccinal. Il suffit d’un certificat, qu’elle édite elle-même.

Nous avons érigé un système sur l’hypothèse que le pouvoir serait toujours bienveillant. Ce n’est pas une naïveté, mais une erreur historique.

La révolution des données que nous avons manquée

Pendant que nous nous reposions sur de bonnes intentions, le monde a changé. En 2008, la donnée était pratique. Aujourd’hui, elle est pouvoir, argent et contrôle. La valeur de l’information a explosé, mais nos cadres juridiques et éthiques restent figés à une époque où elle coûtait surtout de l’espace de stockage.

Comme médecins, nous manipulons chaque jour des données peut-être plus précieuses que l’or. Elles constituent la matière première des industries les plus lucratives du XXIe siècle : pharmaceutique, technologies médicales, assurances. Chaque symptôme noté, chaque diagnostic posé, chaque prescription rédigée est un point de données dans une base immense, dont la valeur est inestimable.

Et pourtant, nous traitons ces informations comme neutres. Nous cliquons sans réfléchir sur « j’accepte », sans nous demander ce qu’il advient de ces données. Le secret médical, jadis pilier sacré de la médecine, s’est réduit à une case à cocher.

Ironie amère : plus nous rendons l’échange fluide, plus nous augmentons le danger. Mais qui a le temps de s’en soucier quand la salle d’attente est pleine ?

L’irruption de l’intelligence artificielle

Si 2008 paraît déjà lointain, que dire du moment où l’intelligence artificielle pénétrera pleinement nos pratiques médicales ? Elle détecte des schémas invisibles à l’œil humain, relie des données éparses, anticipe à partir d’éléments que nous n’avons même pas consciemment enregistrés.

Mutualités et administrations détiennent des banques de données capables d’alimenter des algorithmes d’IA. Ils savent ce que nous prescrivons, à qui, quand, et en combinaison avec quoi. Ils peuvent repérer qui « s’écarte » de la norme, qui fraude, ou qui prescrit trop souvent des traitements coûteux.

Le problème, c’est que nous, médecins, ignorons tout du sort réservé à nos propres données. Nous ne savons pas quels algorithmes nous évaluent, selon quels paramètres, avec quelles marges d’erreur. Nous subissons une surveillance invisible, par des systèmes opaques, sur des critères inconnus.

L’analyse de schémas est utile pour repérer des fraudes. Mais elle peut aussi marginaliser des innovateurs, des dissidents, ou des praticiens malchanceux. Quelle liberté thérapeutique restera-t-il, si nous devons tous appliquer la même norme ? La médecine fondée sur les preuves est une base splendide, mais pas toujours un absolu. Peut-on encore laisser une place à l’expérience clinique ?

Autrefois, il fallait des enquêteurs pour cibler des suspects. L’IA, elle, part seule à la recherche de « comportements suspects ». La question n’est pas si cela arrive, mais quand nous en aurons connaissance.

Des données ni fiables ni exactes

À cela s’ajoute la piètre qualité des bases exploitées. Paradoxe kafkaïen : on sait combien d’antibiotiques chaque médecin prescrit, à la décimale près, mais on ignore encore, après des décennies, combien de généralistes exercent dans une zone donnée.

Les chiffres officiels comportent jusqu’à 30 % d’erreurs, révélées par des enquêtes menées par les praticiens eux-mêmes. Comment faire confiance à des conclusions tirées de données fondamentalement fausses ?

La boîte de Pandore

Un autre principe immuable est trop souvent oublié : toute donnée finit par servir à autre chose que ce pour quoi elle fut collectée. Les caméras ANPR, installées contre le terrorisme, servent désormais au contrôle routier, à la gestion des assurances. Une loi d’airain : dès qu’une infrastructure existe, d’autres usages apparaissent.

Il en ira de même des données médicales. Tout commence par un objectif louable — dépistage automatisé du cancer colorectal, par exemple. Mais, de proche en proche, la porte s’ouvre à des usages de surveillance inédits. Une fois les capacités techniques là, elles seront exploitées.

Vers un e-Health 2.0 ?

Il ne s’agit pas de revenir au papier ou au fax : la numérisation a indéniablement amélioré les soins. Mais nous avons adhéré à un système aux règles obscures, sans voix au chapitre, aux conséquences imprévisibles.

Les médecins doivent exiger de la transparence sur les données qui les concernent : lesquelles sont collectées, comment elles sont utilisées, par qui. Le droit de corriger les erreurs. Le droit de savoir quand des algorithmes décident à leur place.

Les patients doivent aussi comprendre ce que recouvre leur « consentement éclairé ». Peut-être faudrait-il les inviter chaque année à le réexaminer. Non pour les inciter à le retirer, mais pour les amener à s’interroger : « Est-ce encore ce que je veux ? »

Il est temps d’imaginer des alternatives : un e-Health 2.0. Blockchain, systèmes décentralisés, bases contrôlées par les patients. La technologie existe. Ce qui est illusoire, c’est de croire que la sécurité et la confidentialité sont garanties parce qu’on nous l’a promis jadis. Le monde de 2025 n’est pas celui de 2008. Notre architecture numérique doit en tenir compte.

On nous dira que la transition est impossible, que trop d’investissements ont déjà été consentis. Mais n’a-t-on pas dit la même chose de l’Oosterweel ? Ici, il s’agit des données les plus précieuses, que nous devons protéger dans des structures pérennes et décentralisées. Peut-être faut-il en finir avec la concentration du pouvoir de partage entre les mains d’une seule entité.

Car ce qui est en jeu ne concerne pas seulement notre propre vie privée de médecins, mais celle de nos patients. Ils nous confient leurs secrets les plus intimes, persuadés que nous les préserverons. Cette responsabilité, nous ne pouvons la déléguer à un système que nous ne maîtrisons pas.

La vraie question n’est pas de savoir si nous avons besoin d’un e-Health 2.0, mais si nous allons le construire consciemment — ou le subir. Et si, lorsque nous regarderons en arrière, nous pourrons dire que nous n’avons pas trahi la confiance de nos patients.

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