La fée numérique et la pandémie (Valérie Kokoszka)

La pandémie a court-circuité le quotidien, désorienté les processus normaux en provoquant une réorganisation des soins de santé pour les adapter à la prise en charge du sars-cov-2. Mondialisée, elle a rendu manifestes les fragilités systémiques des sociétés européennes sur les plans démocratique, socio-économique, organisationnel et sanitaire. Pour répondre à l’urgence, dépister et soigner, maintenir une continuité des soins, et maîtriser la propagation du SARS-CoV-2, le recours aux TIC s’est imposé presque naturellement. Les résultats sont mitigés. La fée numérique n’a pas brisé la pandémie.

Le réel, la singularité des contextes, l’intransigeance de l’inattendu ont rompu l’enchantement algorithmique et le charme d’un dédoublement virtuel du monde. Si les limitations du numérique invalident tout solutionnisme technologique, en contrepartie, elles rendent à la créativité humaine les clés d’une organisation des soins technologiquement bien assistée.

C’est l’IA BlueDot qui, en analysant des milliers d’articles, de rapports, de blogs a détecté l’émergence d’une épidémie dans la lointaine Wuhan et calculé sa funeste trajectoire. L’intelligence artificielle a ensuite été utilisée pour définir les spécificités biochimiques du SARS-CoV-2, mettre au point des kits de dépistage, raccourcir le temps d’expérimentation en R&D d’un médicament efficace ou d’un vaccin, etc. Dans ces domaines, la puissance computationnelle sur de gigantesques jeux de données a permis de coaliser les chercheurs et d’accélérer la mise au point d’instruments essentiels, mais pas inédits, dans la lutte contre la pandémie. Pas inédits car la plus belle « intelligence » artificielle du monde ne peut extraire d’intelligibilité que des données qu’elle a. Et ce qu’elle peut rendre intelligible à une intelligence véritable, humaine, n’excède jamais l’espace clos de ses data. Pour le dire autrement, elle est stupide devant l’inédit, l’inattendu, le complexe. Son entrée dans le réel, truffé d’imprévus, est donc difficile et contrariée. 

La délicate confrontation de ces outils numériques à la réalité s’observe ainsi pour le vaccin contre le SARS-CoV-2. Il sera élaboré en un temps record par rapport à la dizaine d’années traditionnelle à l’exercice. Mais… l’assurance de son innocuité, et avec elle l’adhésion sereine des individus, dépend du temps long où émergent d’éventuels effets secondaires in real life.

Autre exemple, les outils de prédiction de l’évolution de la pandémie esquissent des scénarios — utiles, en théorie, à une gouvernance anticipée des besoins en matériels et ressources humaines — mais la gestion économique en flux tendus ruine l’adaptabilité nécessaire à leur pluralité. 

De même, les outils de prédiction de l’évolution d’un patient particulier pourraient soutenir un tri efficace mais ils peuvent être déjoués par la singularité des individus et leurs facteurs de risques.

Et que dire des applis de tracing dont la fonctionnalité est purement et simplement suspendue à la disponibilité matérielle et à la rapidité des tests ? Ou de la téléconsultation, qui permet le tri des malades et la continuité du suivi, mais à la condition de pouvoir s’exempter du réel pour le diagnostic ou l’intervention.

Le numérique participe ainsi à une réponse coordonnée dans la lutte contre la pandémie, mais il est impuissant devant les difficultés concrètes que celle-ci génère dans les infrastructures de soins où le combat se mène. Ces difficultés dépendent de l’organisation des services de santé dans une totalité sociale, étagée, complexe, et des hommes qui la gouvernent. Il faut donc que le numérique s’insère dans un tissu organisationnel dont la résilience repose sur la capacité individuelle et collective à affronter l’inédit, sur l’ouverture à l’inattendu qu’une solution technologique, par essence, ne possède jamais.

L’apport du numérique, de pair avec la conscience de ses limites et de ses risques, doit donc être construit et évalué de l’intérieur même de cette ingénierie organisationnelle. Et il doit l’être en coopération avec tous les acteurs confrontés à la matérialité du monde, pour traduire dans les faits, une démocratie sanitaire aussi efficiente qu’elle est ouverte et libre. 

C’est  cette thématique que j’aurai le plaisir de développer, avec d’autres orateurs et collègues issus de différents horizons, lors du webinaire « Crise sanitaire, démocratie et numérique : quelles évolutions du système de soins », qui aura lieu ce 5 novembre 2020. 

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