Dans ce troisième volet, Valérie Kokoszka, docteure en philosophie, met en évidence les conséquences d’un savoir médical historiquement construit autour du corps masculin et s’interroge sur la capacité des dispositifs d’IA à réduire ces inégalités.
Les dispositifs d’IA en santé sont marqués par un sexisme historique qui a fait du corps masculin le corps de référence du savoir médical. Ce déséquilibre a aujourd’hui encore des conséquences majeures sur la santé des femmes. En cause ? Des données biomédicales biaisées ou manquantes qui produisent des diagnostics imprécis ou tardifs et des traitements inadaptés . Comment l’IA peut-elle corriger ces biais et développer une médecine adaptée aux spécificités sexuées ?
Le poids de l’histoire
Le modèle masculino-centré de la médecine, couplé à la quasi-exclusion des femmes des essais cliniques entre 1977 et 1993 suite au scandale de la Thalidomide, a créé une architecture biaisée des données médicales, marquée par l’absence de données, l’absence de données ventilées selon le sexe, la sous-représentation des symptômes féminins et la méconnaissance des différences physiologiques. Ces manquements ont généré des biais en cascade, depuis les bases de données, en passant par les algorithmes d’apprentissage automatique qui s’élaborent sur elles, jusqu’aux outils d’aide à la décision diagnostique et thérapeutique. On se retrouve ainsi avec un système où les algorithmes reproduisent les lacunes du passé.
La femme n’est pas un homme « atypique »
Ces biais sont d’autant plus dommageables que, selon une étude récente du Lancet Public Health, les hommes et les femmes ne souffrent ni des mêmes maladies ni de la même façon. Ces différences s’étendent aux symptômes, de sorte qu’il arrive que les IA ne repèrent pas les signaux d’alarme chez les femmes.
De même, pour nombre de médicaments, l'administration de la même dose standard aux femmes et aux hommes entraîne des concentrations sanguines plus élevées et/ou des temps d'élimination plus longs chez les femmes , avec pour conséquence davantage d’effets secondaires, souvent plus graves.
Correctifs et spécifications numériques
En dépit de l’architecture de données défaillante, l’IA pourrait toutefois soutenir, pour la première fois dans l’histoire, une médecine adaptée aux femmes. Les dispositifs d’IA permettent en effet d’identifier, mesurer et corriger les biais genrés dans les systèmes de santé.
Ainsi, en cardiologie, les premiers outils d’IA d’évaluation des risques cardiovasculaires les sous-estimaient significativement chez les femmes, faute de reconnaître les symptômes féminins comme la nausée, la fatigue ou les douleurs maxillaires. Après constat et analyse, les chercheurs ont modifié les modèles pour intégrer des profils de symptômes et des facteurs de risque spécifiques au sexe, améliorant significativement leurs performances et réduisant les retards diagnostiques.
En pharmacologie, les modèles d’IA de dosage médicamenteux produisaient des résultats moins précis pour les femmes, au risque de surdosages ou de sous-dosages dangereux. Les développeurs ont donc incorporé des données pharmacocinétiques et pharmacodynamiques ventilées par sexe dans l'entraînement des modèles, menant à des algorithmes révisés qui prennent mieux en compte les différences de métabolisme.
Enfin, les IA pourraient pallier le manque de données spécifiques en structurant des données jusque-là invisibles (notes de médecins, résultats issus de forums de patientes ou d’applications de santé féminines, etc.), pour mettre au jour des schémas de symptômes.
Cette (r)évolution nécessite néanmoins une approche volontaire et structurée : reconstruction des bases de données avec inclusion systématique des femmes, surveillance continue des performances algorithmiques en fonction des sexes et audits réguliers des biais. L’IA deviendrait alors le levier d'une médecine qui reconnaît les différences biologiques et cliniques entre sexes comme des réalités fondamentales, réalités qui doivent être au cœur des systèmes de santé de demain.
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