Dans ce deuxième volet, Valérie Kokoszka, docteure en philosophie, s’intéresse aux transformations que l’intelligence artificielle induit dans la recherche pharmaceutique et biomédicale. Criblage moléculaire, modélisation biologique, repositionnement thérapeutique : autant de domaines où l’IA, loin de remplacer le chercheur, devient un partenaire actif au sein d’un pipeline numérique désormais central dans l’innovation scientifique.
Capable d’explorer d’immenses espaces chimiques, de croiser des données biologiques complexes et de révéler des corrélations inédites, l’IA s’impose comme un outil puissant d’accélération de l’innovation. Criblage virtuel des molécules prometteuses, modélisation des interactions moléculaires, analyse des données « omiques », optimisation des essais cliniques, repositionnement et conception assistée des médicaments : tels sont ses vastes champs d’application. Ils sont pleinement investis par la pharma 4.0 et l’écosystème belge d’hôpitaux et de pôles de recherche, acteurs clés de la R&D numérique.
Les percées les plus spectaculaires de l’IA ne relèvent pas de ce scénario fantasmé où les chercheurs alimentent l’IA en données sur lesquelles l’algorithme fait son œuvre plus ou moins opaque, menant à des résultats imprévus. Au contraire, elles naissent d’une interaction continue entre chercheurs, laboratoires et algorithmes. Ainsi de ces découvertes majeures que sont l’Halicine (2020) et l’Abaucin (2023), une nouvelle classe d’antibiotiques venue ranimer une recherche stagnante depuis des décennies . Dans les deux cas, des modèles de deep learning explicables ont identifié des molécules actives contre des souches résistantes (respectivement E. coli et Acinetobacter baumannii). Le vrai moteur de la recherche a cependant été une boucle de rétroaction permanente :
a) les chercheurs choisissaient et ajustaient les jeux d’entraînement,
b) l’IA produisait des scores, motifs chimiques et hypothèses,
c) les résultats étaient testés en laboratoire,
d) les retours réorientaient les modèles.
Loin d’être autonome, l’IA a donc agi comme un partenaire que l’humain guide en permanence. C’est cette boucle de rétroaction exploratoire et itérative qui a permis à la machine de générer des propositions scientifiquement pertinentes.
L’exigence d’explicabilité est d’autant plus cruciale qu’en biosciences comme en médecine, une décision exige une justification compréhensible. D’où l’intérêt croissant pour les algorithmes explicables : ils rendent visibles les raisons d’une prédiction, permettant aux chercheurs de relier les propositions de la machine aux mécanismes biologiques connus. C’est l’une des raisons aussi du succès des knowledge graphs (KG), ces réseaux sémantiques et structures de données qui relient différentes entités (molécules, gènes, maladies) et relations (inhibe, cause, traite…). En R&D, ils permettent de cartographier les liens complexes entre données biologiques, cliniques et chimiques. Ils facilitent ainsi la découverte de nouvelles cibles, le repositionnement (repurposing) de médicaments et l’identification d’effets secondaires .
Le repurposing constitue sans aucun doute une autre stratégie d’innovation passionnante. Elle consiste à identifier de nouvelles indications thérapeutiques pour des médicaments déjà existants et approuvés (cf. l’exemple historique de l’aspirine comme antiagrégant plaquettaire), ce qui réduit les coûts, les risques et les délais de développement. Elle a notamment permis d’accélérer la mise à disposition d’antiviraux déjà connus (remdesivir, atazanavir, ritonavir, etc.) pour offrir des solutions aux malades du Covid-19. Mais plus que le réemploi, le repurposing vise l’expansion thérapeutique de molécules récentes, par exemple du GLP-1 .
L’usage de l’IA en R&D est ainsi d’autant plus fécond qu’il est polymorphe, multidimensionnel et multi-temporel, jouant sur le passé et le futur, dans une interaction constante avec les avancées de la recherche scientifique et l’afflux des données, tant pour alimenter le pipeline thérapeutique que pour le ressusciter.