L’IA et les métamorphoses du champ de la santé (Valérie Kokoszka)

Dans une série de cinq articles consacrés aux mutations que provoque l’intelligence artificielle dans la médecine et la recherche, Valérie Kokoszka, docteure en philosophie, inaugure la réflexion en analysant les métamorphoses profondes du champ de la santé : bouleversement de l’épistémologie médicale, retard des systèmes d’évaluation, mais aussi reconfiguration du rapport au corps.

Pour le philosophe Gilbert Simondon, la spécificité de l’objet technique, par rapport à l’outil, tient en ce qu’il n’est jamais neutre : il restructure entièrement le milieu dans lequel il s’insère. En tant que dispositif technologique, l’intelligence artificielle fait, elle aussi, émerger un nouvel écosystème, c’est-à-dire, selon les termes de la cybernétique, un système où les innovations s’intriquent, s’hybrident, s’appellent les unes les autres, transformant l’ensemble de l’écosystème scientifique, social, juridique, économique, etc., précédent. Ce bouleversement, aussi enthousiasmant soit-il — notamment en matière d’innovations médicamenteuses, diagnostiques et thérapeutiques — ne se fait pas sans heurts, liés tantôt à l’entrechoc entre les deux états du système, l’actuel et l’émergent, tantôt à des reconfigurations plus fondamentales qui exigent une métamorphose des pratiques et/ou des savoirs. Parmi celles-ci, trois sont souvent minimisées :

  1. la refonte de l’épistémologie médicale ;

  2. l’inadaptation des systèmes d’évaluation et de remboursement des innovations numériques ;

  3. le bouleversement du rapport au corps.

1/ L’IA transforme radicalement les modalités de la découverte scientifique. Appliquée à la médecine, elle révèle des patterns invisibles, des régularités cachées dans d’immenses corpus de données, et identifie des corrélations inattendues entre des séquences génétiques, des symptômes et des pathologies. La même capacité analytique accélère la recherche pharmaceutique, que ce soit en prédisant les interactions moléculaires, en identifiant des cibles prometteuses, en optimisant les composés biochimiques ou en repositionnant des molécules existantes pour de nouvelles indications. Enfin, l’analyse des données génomiques et protéomiques ouvre la voie à des traitements hyper ciblés et personnalisés, en déterminant des sous-populations de patients. Ces prouesses s’accompagnent toutefois d’une transformation du rapport à la causalité médicale : les systèmes d’IA sont d’excellents prédicteurs, mais ils prédisent à partir de corrélations statistiques robustes sans que l’on parvienne toujours à expliquer les causes des phénomènes observés. Il peut ainsi exister un gouffre entre la performance prédictive et la compréhension causale, qui fonde pourtant le savoir en médecine. Cette situation, qui entraîne un certain nombre de conséquences en matière de clinique et de responsabilité (que faire d’un diagnostic dont on ne comprend pas les ressorts ?), doit conduire à développer une épistémologie hybride, fondée sur la prédiction, la compréhension causale et la validation clinique, dans une nouvelle forme d’intrication entre intelligence humaine et intelligence artificielle — afin que la performance prédictive ne l’emporte pas sur le développement du savoir.

2/ À la lisière de la science et de la pratique, l’utilisation de l’IA soulève aussi un ensemble d’enjeux pour les systèmes de protection sociale, outre les dangers d’une médecine à plusieurs vitesses numériques. Comment, par exemple, établir l’efficacité et la valeur ajoutée d’un monitoring de données ou d’une revalidation via réalité virtuelle, dont on découvre les extraordinaires potentialités ? Quels protocoles inventer, capables d’emporter l’adhésion dans un secteur où les études cliniques constituent le point de référence de l’évaluation ? Et dès lors qu’une efficience serait démontrée, comment rembourser le « suivi des données » et l’accompagnement algorithmique des patients ?
En Belgique, un premier pas a été franchi avec le remboursement par l’INAMI de la télésurveillance pour l’insuffisance cardiaque :

Plus largement, cette évolution suppose de reconnaître la valeur thérapeutique du traitement des données, voire de repenser la nomenclature pour introduire le « monitoring algorithmique ».

3/ Les individus et patients sont aussi affectés par l’IA, en particulier dans le rapport qu’ils entretiennent à leur corps et à leur santé. Par le biais des objets connectés, ils se muent en producteurs permanents de données utiles à dresser un continuum de suivi, ce qui a pour effet de modifier la perception qu’ils ont d’eux-mêmes : ils ne s’éprouvent plus comme corps, ils l’observent. Le corps, transformé en quantified self, devient un ensemble de métriques à optimiser, qu’ils suivent parfois de façon obsessionnelle. À rebours, ces mêmes dispositifs étendent l’autonomie des individus et leurs capacités d’anticipation et de maîtrise préventive.

L’IA en santé ne se contente donc pas d’optimiser l’existant : elle crée un véritable milieu technique qui refaçonne le champ de la santé, ses pratiques, ses savoirs, en un écosystème qui promet de formidables avancées — mais auquel il incombe de se métamorphoser en conservant ses valeurs et son humanité.

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