Le Dr Jan Coveliers met en garde contre une perte d’autonomie des médecins face à l’usage croissant des données dans les soins. Il estime que ces outils sont trop souvent utilisés pour justifier contrôle et économies, et appelle la profession à reprendre la maîtrise clinique pour éviter de devenir de simples « esclaves du clic » dans un système qu’ils ne pilotent pas. Pour lui, digitaliser les soins ne peut pas signifier réduire les médecins à cocher des cases et exécuter des enregistrements.
Nul ne peut l’ignorer : les données sont en pleine ascension dans le secteur des soins de santé. Le Dr Jan Coveliers, chirurgien cardiaque à l’UZA, met en garde contre une évolution où les médecins seraient réduits à de simples exécutants de systèmes qu’ils n’ont pas contribué à concevoir. « Les données servent aujourd’hui trop souvent à légitimer le contrôle et les économies », affirme-t-il. « Si les médecins ne réclament pas la maîtrise, nous deviendrons des esclaves du clic. »
On entend de plus en plus dire que les données vont transformer fondamentalement les soins. Comment percevez-vous cette évolution en tant que médecin ?
Jan Coveliers : « La valeur des données est indéniable. Elles peuvent aider à accélérer les diagnostics, à comparer les résultats et à étayer les politiques. Dès lors que les données sont fiables et cliniquement pertinentes, je les utiliserai volontiers. Mais la manière dont elles sont exploitées aujourd’hui mine souvent la position des médecins. »
Que voulez-vous dire par là ?
« Prenons les DMI. Ils sont conçus pour la facturation et la conformité, pas pour la logique clinique. Les médecins cliquent, codent, enregistrent… mais en retirent rarement une valeur ajoutée directe. Nous passons de plus en plus de temps sur des tâches administratives sans impact immédiat sur les soins au patient. Dans le même temps, les enseignements issus des données sont présentés comme s’ils s’imposaient objectivement à la réalité clinique, alors que leur interprétation nécessite toujours un jugement médical et un contexte. Les décideurs et assureurs utilisent surtout les données pour justifier contrôle et économies, pas nécessairement pour améliorer réellement les soins. »
Quelles en sont les conséquences pour le rôle des médecins ?
« Le pouvoir et le mandat se déplacent. Nous introduisons les données, mais le contrôle de leur usage est ailleurs : chez les éditeurs de logiciels, les mutualités et les décideurs politiques. Les médecins sont de moins en moins au volant de leur propre pratique. On nous interpelle sur base de chiffres et de rapports, sans participation à leur interprétation. C’est un problème structurel. »
Que faudrait-il, selon vous, pour intégrer les données de façon constructive dans les soins ?
« Il faut ré-ancrer le discours sur les données dans la clinique. Cela commence par reconnaître que les données ne sont pas un flux neutre. Elles constituent un instrument de pouvoir. Si nous l’acceptons, nous pouvons aussi poser des exigences quant à leur utilisation. »
Quelles exigences jugez-vous essentielles ?
« Pour moi, quatre principes sont cruciaux. Premièrement : les données appartiennent au patient et au médecin qui les génère, pas à des tiers. Deuxièmement : l’interprétation et l’application des données doivent être réalisées par des médecins, ou du moins avec eux. Troisièmement : un retour d’information équitable. Les enregistrements doivent procurer une valeur immédiate à celui qui les saisit. Quatrièmement : le mandat. Si les données guident les politiques, les médecins doivent y avoir une véritable voix. Pas a posteriori, mais structurellement. »
Les médecins ne doivent donc pas se résigner au fonctionnement actuel des systèmes ?
« Exactement. Digitaliser les soins ne peut pas signifier réduire les médecins à cocher des cases et exécuter des enregistrements. La technologie doit partir de la pratique. Aujourd’hui, d’autres fixent les règles, et les médecins se contentent de cliquer. C’est une érosion de notre rôle. »
Comment les médecins peuvent-ils concrètement revendiquer cette participation ?
« En ne se taisant pas. Les médecins ressentent chaque jour ce qui fonctionne ou non. Dans les hôpitaux, nous devons être représentés structurellement dans les projets liés aux DMI et aux données. Pas avec un strapontin symbolique, mais comme partenaire à part entière. Les associations professionnelles doivent également jouer leur rôle dans les dossiers numériques et la politique des données. Et il existe de bons exemples : dans certains registres de transplantation et d’ECMO, ce sont les médecins eux-mêmes qui conçoivent le modèle de données. Alors l’enregistrement cesse d’être un fardeau et devient un outil qui apporte une valeur directe à l’équipe. »
Quels sont les risques si les médecins ne s’impliquent pas ?
« C’est déjà ce que nous constatons : surcharge administrative, systèmes conçus non pas pour les soins mais pour le contrôle, décisions d’efficience prises sur la base de chiffres abstraits plutôt que de discernement clinique. Et surtout : la perte d’autonomie professionnelle. Si nous abandonnons la maîtrise, nous devenons exécutants de protocoles rédigés par d’autres. Se taire n’est pas une option neutre. C’est choisir la dépendance. »
Qu’attendez-vous des hôpitaux, des associations professionnelles et des autorités ?
« Les hôpitaux doivent impliquer leurs médecins dans la stratégie numérique, pas les considérer comme un obstacle. Un DMI qui ne satisfait que l’administration est un échec. Les associations doivent non seulement défendre, mais aussi orienter. Et de l’État, j’attends qu’il associe structurellement les médecins à la conception des infrastructures nationales de données. Sans cette contribution, on obtient des réglementations qui sonnent bien mais n’ont aucun sens clinique. »
Quel est votre appel à vos confrères ?
« La percée des données est inévitable. La question est : deviendra-t-elle un levier pour de meilleurs soins, ou un instrument de contrôle ? Cela dépendra de la mesure dans laquelle nous faisons entendre notre voix. Arrêtons de nous taire. Si nous ne reprenons pas la maîtrise, nous serons des pions dans un jeu qui n’est pas le nôtre. La promesse des données comme amélioration des soins ne se réalisera que si nous refusons de nous résigner au rôle d’esclaves du clic. »
Derniers commentaires
michel laevens
23 septembre 2025Malheureusement, les consultations ressemblent de plus en plus à un échange entre le patient et un médecin qui travaille sur son ordinateur. Un peu comme l'enregistrement d'un bagage à l'aéroport durant lequel on a l'impression que l'agent(e) écrit un roman sur ma valise. Cela étant, dans les grandes structures, un(e) assistant(e) prépare la consultation avant l'arrivée du médecin. Du coup, j'ai assisté à des cas où la consultation était réduite à moins de 10 minutes (ophtalmologie, diabétologie...)
Danièle RADOUX
23 septembre 2025Entièrement d'accord. Hélas le danger ne date pas d'aujourd'hui, nous sommes déjà fort engagés dans le processus. Merci aux voix qui s'élèvent.
NB. J'ai entendu parler de réduire les études de médecine à 5 ans. Ben tiens, pour former des clickeurs médicaux ça me semble bien suffisant.